Marcher en Conscience

Tenter de marcher en conscience

Je marche sur ce chemin. Fond de vallée d’abord, il s’élève peu à peu dans la pente. Je m’attache à marcher en conscience. Je fais attention à ma respiration. Elle me donne le « la ». La note juste sur laquelle chanter. Un pas après l’autre, comme dans cette comptine d’enfance. Le pied qui se pose, la chaussure qui ripe un peu sur un caillou, trouve son ancrage. Le sol est d’après pluie, il ne rend pas le même son qu’en été. La terre est gorgée d’eau, la terre souple sous le pas. Un pas après l’autre, la respiration en chef d’orchestre.

Mais mon attention s’évade. J’ai encore Bowie en tête. I’m deranged, album Outside. Je chantonne dans ma tête. Il faut que je rappelle Sophie, ou Jacques. Fred m’a laissé un message tout à l’heure. Je le vois chez lui, je le sais attentif, et en difficulté dans sa vie. Sa santé est préoccupante. Sa santé me préoccupe. Je bifurque sur le chemin, mais je ne suis déjà plus là. Penser à rappeler Fred. Et regarder mon agenda de décembre : quand puis-je le voir ? Je continue à monter, marche automatique sur le chemin. Les feuillus font place à des résineux. Des pommes de pain au sol. Brûlent-elles bien dans un poêle à bois ? En silence ou dans le bruit sec de claquement ? J’en ramasse quelques-unes. Que je garde en main, le temps de me rappeler ce chemin pas loin du gîte, où je sais pouvoir trouver des sapins.

Je les disperse autour de moi, et me reconcentre sur ma marche. Respiration calme, je suis dans l’inspir et l’expir. Un peu plus tonique que tout à l’heure, mon corps d’échauffe. Je continue à monter, saute un ruisseau de temps à autres.

JEU DU SOLEIL ET DU VENT

Un embranchement, je prends à gauche. Je sais une maison forestière pas loin, mais ne me rappelle plus comment y accéder. Je visualise le relief, rassemble mes souvenirs du lieu, je continue de monter.

Une clairière s’ouvre sur la gauche, la forêt se fait rive, la vue glisse sur le fond de la vallée, maintenant profonde ; Le soleil me chauffe, mais le vent joue à contre, et j’ai presque froid par moments.

Je me reconcentre. Un pas après l’autre, je regarde les cailloux au sol, je conscientise chaque paramètre de cette marche. Quelques instants.

Car bientôt, la forêt reprend, et je vois une belle trouée de soleil. Je m’arrête, prend une photo, l’envoie à mes amis à Paris. Avec un petit commentaire sur les énergies du Causse que je leur transmets. Petits cœurs en retour, je regarde mon écran quelques minutes. Puis le remets dans ma poche. Ne pas me disperser.

J’observe le sol, repère un trèfle en fleur sur le côté, belle couleur violette. Je repars avec un questionnement sur cette floraison de fin d’automne. La température doit être de 02°C, pas plus. Mains dans mon blouson, quand je les expose, j’ai froid ; Tout de suite. Ça me renvoie à Clara, que j’ai vue il y a une semaine. Clara malade, un gros rhume et ses angoisses qui la tenaillent. Angoisses que je décompose une à une, pour les balayer d’un geste à la fin. Elle est prisonnière de ce dont elle ne devrait pas. Si elle prenait du recul. Je continue à monter en pensant à elle, et comment je pourrais l’aider. Mais je n’ai aucun levier pour ça. Elle se nourrit de ses peurs. Mais où en suis-je? Ah oui, marcher en conscience.

RESPIRATION

Je reviens à ma respiration. Je m’en veux un peu. Je n’arrive pas à me débrancher de mon mental. Qui me ramène à mon amour partie il y a un mois. Je pense à elle, je me demande ce qu’elle fait à ce moment précis. Elle marche souvent dans sa ville, j’ai l’impression d’être en phase à cet instant avec elle. Même si une tristesse monte encore à son souvenir. Je rentre alors dans un espace de reproches, de regrets, de ce qui se serait passé si j’avais fait autrement.

Mais le tout petit bruit d’un ruisseau attire mon attention. Je me demande comment qualifier ce bruit. Le mot « riselis » me vient, mais je constaterai ce soir qu’il n’existe pas. Tout petit bruit dans le silence bruyant de la forêt, suffisamment noyé pour ne rien exprimer, mais suffisamment présent pour s’inscrire dans la symphonie de celle-ci. Je m’arrête, le regarde. Je reviens à l’instant. Et repars. Je parcours quelques mètres sans pensée autre qu’initiée par l’attention extrême que je porte à mon environnement.

Des mousses sur le côté, encore des fleurs que je n’identifie pas. Et mon regard bute sur un tas de pierres. Je les regarde, elles sont à moitié noyées dans la terre. Un moment, je suis tenté de m’arrêter, pour en extraire quelques-unes. Je pense à ce muret que je voudrais faire dans le hameau. Mais ces pierres sont loin, et je les quitte, mon attention restant centrée sur les maisons. Dans la vallée derrière moi. Et pourtant, une réminiscence me tenaille: Revenir  à moi, revenir à l’instant, obj: marcher en conscience.

RESSAC

Mais je n’y arrive pas tout de suite. Je repense à cette terrasse en bois que je veux faire, dans ce qui a peut-être, jadis, été un enclos de basse-cour. Je visualise l’arbre qui l’ombre, un frêne, je pense. Et je m’arrête net. Où en suis-je de ma randonnée ? Et de mon intention ? Pourquoi ne puis-je rester quelques minutes d’affilée dans la simple contemplation de ma marche ? Je me reconcentre sur les cailloux qui roulent sous mes pas. Et je respire à nouveau. Marche en conscience, ne m’attacher qu’à l’instant.  C’est difficile de ne pas s’évader. Dans ce jeu avec moi-même où ma seule préoccupation devrait être de marcher en conscience.

J’y réussis quelques temps, mais le chemin devient de plus en plus flou. La maison forestière est loin maintenant. Je ne suis jamais venu ici, le paysage, bien que connu, m’est ici nouveau. Je cherche un moment, bifurque dans les sous-bois, une route m’apparait, très au-dessus de moi. Je me griffe à quelques plantes épineuses. Un village m’apparait très en contrebas. Je le découvre du dessus, là où je ne l’ai jamais vu que d’en bas. Mon amour me revient en tête, j’aurais aimé partager cette randonnée avec elle, et je pense à nos promenades du soir sur la jetée du port où elle habite. Je me souviens de sa main dans la mienne, de notre écoute du ressac, de nos étonnements d’après tempête. Ici, tout est calme, le soleil brille au-dessus des arbres. La mer est loin. Son ressac apaisant aussi.

Comme mon attention que je remobilise d’un seul coup. Sur ma respiration.

L’INVITATION DE LA JOIE

Je regarde les arbres autour de moi, et se pose soudain la question de la joie. Celle que je ressens à être là. C’est une couleur, une légèreté, c’est une vibration douce posée sur le paysage. La question de la joie me taquine un moment, plonge dans les fonds, palme dans les algues, avant de remonter et de balayer mes pensées. Oui, je ressens de la joie à regarder ce paysage, ces arbres et ces fleurs. Oui, la joie est bien ce filtre qui m’accompagne depuis le début de la randonnée. Une fois celle-ci contactée, conscientisée, mes pensées se calment, et s’évadent dans cet espace de vacuité qui m’accompagne si souvent.

La suite du chemin est plus simple. Mon mental s’est libéré d’un poids. Il ne faseye plus au vent de mes pensées. Je me concentre sur la joie, la conscience de la joie, à être là. Simplement là.

Et ma respiration revient au centre. Dès lors, au moment où je commence à amorcer la boucle retour de ma randonnée, s’invite à poste, se pose, la conscience.

Je pousse un soupir de soulagement… Marcher en conscience, enfin…

©-Bruno Deck, masseur tantrique, Matanoma • 2023 • ©Photos Hélène Toulet
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