Tiroirs

Venus de Milo aux tiroirs (Dali)

(Commentaires sur œuvres tirés de trajetslitteraires.wordpress.com)

« En détournant la Vénus de Milo, et en la transformant en simple objet (meuble à tiroirs), la quête du Beau, qui traversait tout l’art antique, est remplacée par le désir de prospecter les territoires de l’Inconscient, du rêve et du non-dit qui anime les Surréalistes et leur laisse espérer la possibilité de renouveler l’art.

Avec les tiroirs, il est désormais possible de regarder l’âme de la Vénus de Milo à travers son corps.

Pourtant cette œuvre de DALI ne se contente pas d’inviter à prospecter l’Inconscient : elle explore aussi les mystères de la féminité. L’emplacement des tiroirs n’est en effet pas anodin. Jambe, ventre, seins, tous les lieux de la séduction sont soulignés. Faisant tout à la fois de son Aphrodite l’image emblématique de la beauté idéale. Et un objet de séduction beaucoup plus concret et pulsionnel. Ainsi, le choix de la fourrure qui orne les boutons des tiroirs évoque d’abord les houppettes à poudre de riz. Il dit tout l’art de la séduction qui accompagne la coquetterie féminine. Mais cette fourrure n’est pas sans suggérer également une certaine animalité. Celle-ci assure, en filigrane, l’érotisation du sujet en même temps qu’elle invite à la sexualité. »

B15 - meubles à tiroirs - site Bruno DECK - massage tantrique

Girafe en feu (Dali)

« Dans cette version plus complexe l’Inconscient est toujours représenté par des tiroirs. Mais leur contenu sombre déséquilibre cette fois dangereusement le personnage. La femme est retenue par de dérisoires échafaudages-béquilles. Ce qui dit assez son incapacité à porter seule le lourd fardeau qui encombre sa psyché.

Voici pourquoi DALI a fait vaciller son personnage dans l’espace devenu hostile de la toile.  Il a condamné à la cécité celle qui, ne pouvant se connaître tout à fait, ne peut se reconnaître et reconnaître le monde qui l’entoure. Il la voue à marcher à tâtons à travers le désert de la solitude et d’un monde à jamais étranger. Toute nimbée du bleu froid d’une éternelle nuit. »

Cabinet anthropomorphique (Dali)

« C’est cette même interrogation qui s’exprime d’une manière non moins troublante. L’homme y est encore chosifié, représenté comme un vieux meuble abandonné dans quelque débarras sombre et voué à la putréfaction. »

3 œuvres, 3 constats

…que l’on peut visiter et revisiter à loisir. Les tiroirs comme territoires de l’inconscient, pour débusquer l’âme. Qui contiennent ce qu’on ne connait pas, ce à quoi on n’a pas accès. Tiroirs qui contiennent ce qui encombre et pèse dans la vie de tous les jours. Ces souvenirs qui viennent de l’enfance, de l’apprentissage du rapport au corps, de la façon dont on s’est construit.  Ce qu’on a laissé s’exprimer ou non, ce qui fait peur, ce qui remonte encore plus loin, dans le transgénérationnel. Tout ce qui bloque, ces encodages de tel ou tel comportement, ces enveloppes que l’on n’ouvre pas de peur de. Ces grandes interrogations sur nous-mêmes, notre vie, nos envies, nos inscriptions…

Tiroirs et massage

Je le vois tous les jours dans ma pratique de masseur. Ces corps comme des meubles de notaires, meubles à tiroirs… qui contiennent en creux tellement de mémoires qui conditionnent nos vies, tellement de clés. Certains d’entre eux sont enfouis tout au fond de nous-mêmes, et, morphologiquement, nous n’y avons pas accès. D’autres ont leurs glissières grippées, nous avons beau tirer dessus, rien ne vient. Certains ont leurs boutons abimés, ou absents, et toute traction devient vaine ou problématique. Parce que le bouton nous reste de fait dans la main, le tiroir fermé gardant son secret. Parfois, leur clé a disparu, jetée comme bébé avec l’eau du bain. D’autres sont gonflés, d’humidité, de larmes et bloquent tout mouvement. Il en est aussi comme des poupées gigognes, tiroirs secrets logés dans d’autres tiroirs secrets. Qu’une clenche masquée à tous à commencer par soi-même suffirait à ouvrir.

Dans ces tiroirs, nos clés de vies, nos cartes, nos mémoires, nos codes. Ce qui nous permettrait, exposé au grand jour, de nous connaitre, de nous vivre mieux, plus librement.

Le massage tantrique est en particulier et avant tout une pratique d’ouverture.

Christelle

Christelle me pose la question récurrente de l’accès à sa féminité. Où est-elle ? Elle se vit masculine, elle se vit prototype de femme, non aboutie, sensualité accrochée aux patères. Un accès à son corps problématique, trop de kilos, certaines réactions incompréhensibles, la honte souvent d’être. Une contention intégrée au quotidien parce que rien ne doit déborder. Parce que ce qui s’exprime est sujet à lazzis, à moquerie, à critique. Parce que les regards sur elle sont rarement amènes, amoureux, attentionnés. Et qu’à se battre contre l’autre au quotidien, on en oublie d’être bienveillant avec soi-même.

Comment évoluer quand tout est sujet à interrogation ? Que ce soit le regard porté sur son corps, que ce soit le volume qu’occupe celui-ci dans un espace qui est tout sauf d’accueil. Non bienveillant, ce regard de l’autre sur telle ou telle partie de ce corps. Problématique, cette porte que l’on cherche désespérément à ouvrir pour que l’air circule, que l’imagination circule. Que le plaisir à aller vers soi soit éclairé par autre chose que le faisceau étroit d’une lampe de poche. Christelle me demande de l’aider à ouvrir ses tiroirs, non au forceps, mais dans l’invitation, la sécurité, l’accueil. Dans un espace où elle peut prendre le risque de laisser l’air circuler, sans qu’il soit tempête. Sans qu’il soit chargé de sel ou de sable, sans qu’il ne soit baigné de brume.

Christelle aurait pu poser une autre question : l’accès à sa liberté d’être et non seulement à cette féminité qui se dérobe. Et qui est devenue majeure dans la narration de sa vie. Où est-elle aujourd’hui ? Dans quel espace ? De sa pulsion intérieure de vie, que laisse-t-elle filtrer à la lumière ? Et que retient-elle, de toute la surface de ses filets, à l’intérieur d’elle-même ? Qui ne demande qu’à déborder ?

Julien

Julien m’appelle. Il n’a pas loin de 60 ans. Il n’a jamais pu aller vers son corps. Et celui-ci a cheminé sa vie durant sur une trace parallèle à son mental farci de peurs.  Il n’a jamais fait l’amour, ou si peu, dans des conditions corsetées de toutes pièces pour que rien ne filtre, ne s’échappe, ne s’exprime. Il a une petite voix au téléphone. De son terrier, de sa grotte, il aimerait sortir, pour un quelque part où il se sentirait accueilli, dans un espace aussi sécurisant que son terrier, mais où il pourrait tester ses ailes l’une après l’autre. Peut être les déployer, à vide, sans imaginer dans un premier temps s’envoler, mais pour simplement tester un autre espace.

Julien est comme un meuble totalement fermé, stable, qu’un tiroir ouvert suffirait peut-être à déséquilibrer, nécessitant de recourir à des béquilles pour le faire tenir debout. Il est à la recherche de qui peut l’aider dans cette démarche, ouvrant un tiroir après l’autre, dans l’écoute, l’attention, l’empathie. A la recherche d’une main qui invite, ouvre, contient, retient….

Nathalie

Nathalie non plus n’a pas fait l’amour depuis des années. Non qu’elle n’en ait pas envie, mais elle ne possède plus les codes de l’aller vers l’autre. De l’acceptation du toucher, de la conscience d’une possible sécurité. Elle me demande si elle peut venir expérimenter, à blanc, sans projection. Si elle peut venir oser, bouger, tester, le contact de la peau, l’ouverture, l’abandon. Qu’est-ce que la nudité dans un espace partagé, la conscience de l’instant qui n’est pas fui, qui s’inscrit dans les gènes ? Sans gêne, sans appréhension.  Qu’est ce qu’un tiroir qui s’ouvre dans le prolongement d’un autre, générant un appel d’air, un appel de vie ? Qu’est ce qu’une prise d’espace ? Dès lors que cet espace est posé comme vacant, libre d’être occupé par ce qui vient, ce qui est, ce qui est usuellement masqué à la vue et la conscience ?

Nathalie vient tester un chemin qu’elle n’ose plus emprunter. Ce chemin ici est ici expérimental, sans piège, sans ornières ou chausse trappe. Il est inscrit dans la lumière, dans la conscience, dans la sécurité.

Christian

Christian vient tester son rapport aux hommes, sa juste distance, la possibilité de laisser l’énergie circuler. Simplement le plaisir à s’inscrire dans sa tranquillité à co-partager son espace avec un autre homme, à accepter la main de celui-ci sur lui. A sortir des injonctions à être et ne pas être. Car telle est encore et toujours la question….

Même si Hamlet poursuit : « Y a-t-il plus de noblesse d’âme à subir la fronde et les flèches de la fortune outrageante, ou bien à s’armer contre une mer de douleurs et d’y faire front pour y mettre fin ? »

Suggérant subir ou s’armer pour faire front. Violence dans les deux cas, contre soi et contre l’autre. Mais si la finalité est bien de mettre fin à la douleur de ne pas être, l’incapacité à aller vers soi, la difficulté à se définir, le moyen s’inscrit quand même dans la douceur et l’invitation.

Dans tous les cas de figure, on en revient aux tiroirs qui ont essaimé en nous, qui nous structurent parfois, qu’il faut forcer en douceur, inviter à l’ouverture. Laisser l’âme s’ouvrir comme une fleur et le corps bouger, débarrassé de ces angles vifs. Débarrassé de ces matériaux rigides et droits comme des arêtes en travers d’une gorge qu’il faut expulser….

L’espace tantrique

On ne se voit jamais comme l’autre nous voit, avec chacun sa subjectivité, mais au-delà de ça, on ne se voit tout simplement pas autrement qu’en inféodant notre subjectivité à celle de l’autre, quel qu’il ou elle soit. Et celle-ci a été sculptée de toutes pièces par cette inquiétude sourde, nourrie jour après jour, que tout un chacun s’ingénie à arroser. Qui devient comme une plante vénéneuse et grimpante, et qui finit par tout figer.

L’espace tantrique est avant tout un espace d’accueil, un espace où les bras sont grands ouverts, où le jugement est laissé à la porte, ou l’amour est posé comme brique élémentaire à partir de laquelle tout se construit.

L’espace du massage est un espace de laboratoire. Non un labo comme pharmaceutique, tout en blancheur, asepsie et carrelage, mais un labo de vie, où pulse une lumière douce, où le regard est attentif, où l’expérimentation de vie ne se pratique pas dans des tubes à essais regardés à la loupe. Mais dans la douceur du geste.

C’est aussi un atelier, spécialisé dans l’ouverture de tiroirs, non par effraction, mais par conviction. La conviction que l’on se donne à soi-même pour se dire que l’on peut essayer, que ce grippage peut s’inscrire dans un ailleurs, un passé. Que ce tiroir qui ne s’ouvre usuellement pas, peut avoir momentanément deux états simultanés : un état de fermeture et de protection, à l’extérieur. Et un état d’ouverture dans cet espace du massage.

Tester et encore tester pour qu’à la fin, ces tiroirs fermés ou partiellement béants puissent n’être que souvenirs ouverts à tous vents. Dans tous les espaces. A commencer par celui de la vie. Et que celle-ci en devienne plus simple et heureuse à vivre.

©-Bruno Deck, masseur tantrique, Matanoma • 2023 • ©Photos Hélène Toulet
©-Bruno Deck, masseur tantrique, Matanoma • 2023 • ©Photos Hélène Toulet

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